Ça vole bas, très bas même. Des appels au meurtre, de vulgaires insultes, accusations de viol ou d’adultère, entre autres dérives langagières, polluent l’espace public. Le Sénégal est désormais à la confluence d’un pays de « bonnes valeurs » et une République des dérapages.
Le Président du Conseil constitutionnel, Pape Oumar Sakho avait prêché « l’éthique langagière ». C’est le 2 avril 2019, à l’occasion de la prestation de serment du Président Macky Sall.
Le « Sage » avait souhaité « une mutation des mœurs politiques à travers la substitution au dialogue fécond de monologues parallèles, faits d’invectives et de calomnies dans les médias et les réseaux sociaux ».
L’appel aux allures de plaidoyer du « Sage », siégeant à la plus haute juridiction judiciaire, avait eu un bon écho. D’autant plus des Sénégalais voulaient entendre un discours politique transpercé par la courtoisie, la politesse et la cordialité, qualités et principes de civilité. En somme, aucune incartade ne doit remettre en cause, le débat d’idées, la contradiction idéologique. Hélas ! Peine perdue. L’envers des réseaux sociaux a tout chamboulé. La parole s’est libérée pour parler comme des sociologues des médias. Au Sénégal, « les responsables politiques » en abusent pour délégitimer, brocarder de dignes, d’honnêtes citoyens.
Ce n’est pas une fiction. La dernière sortie de Amath Suzanne Camara a laissé pantois plus d’un. Confortablement assis dans son salon, Amath Suzanne Camara a, dans une vidéo qu’il a lui-même enregistrée, appelé à « tuer une bonne fois pour toutes » Ousmane Sonko qu’il considère d’ailleurs comme un adepte de la violence. Le même jour, son camarade de la majorité présidentielle, Yankhoba Diattara, par ailleurs, Ministre de la République, a demandé, face à la presse, à « circoncire à nouveau » ce même Ousmane Sonko pour, dit-il, « sauver » les jeunes filles, faisant ainsi allusion à la sulfureuse affaire de viols présumés dont le député est accusé par la masseuse Adji Sarr.
Le 8 juin 2022, à l’occasion de la manifestation de Yewwi Askan wi, le député Cheikh Abdou Mbacké Bara Dolly accuse d’adultère présumé celui qui incarne la première institution du pays avec des termes qui lui sont propres : »sacc suuf ». Un dérapage qui lui a valu son arrestation, le lendemain, puis son placement sous mandat de dépôt pour offense au Chef de l’État, diffusion de fausses nouvelles et diffamation. Autant de dérives qui confirment que le legs d’une nation de « bonnes valeurs », est menacé. Ces incartades langagières font suite à d’autres dérapages qui avaient fait les choux gras de la presse et qui avaient alimenté la polémique au Sénégal.
Les épisodes Amy Collé Dieng, Assane Diouf, Adamo…
Les affaires Penda Ba et Amy Collé Dieng, très médiatisées en 2017, avaient suscité une vive indignation au Sénégal. Depuis, la situation va de mal en pis. Elle a même atteint son paroxysme. Assane Diouf s’est illustré également en la matière, mais de la pire des manières. Aux Etats-Unis, où il séjournait, l’activiste proférait des insultes et des insanités à des autorités politiques, religieuses voire coutumières. D’autres cas ont suivi. Adamo, jeune Sénégalais établi en Allemagne, capte une audience par ses déclarations incendiaires lors de ses « lives » suivis par des milliers de jeunes.
Pourtant, devant des organisations syndicales, le 3 mai 2022, le président sénégalais a réitéré sa volonté de combattre les dérives d’Internet. Cette décision était justifiée par l’urgence de sauvegarder la cohésion nationale d’une part et d’autre part de préserver la dignité des personnes traînées dans la boue. « Aucune société organisée ne peut accepter ce qui se passe aujourd’hui chez-nous. Nous allons y mettre un terme d’une façon ou d’une autre », a martelé le chef de l’État, non sans préciser que la régulation tiendrait compte des conclusions des récentes Assises de la presse.
Il y a quelques mois, plusieurs organisations de la société civile s’étaient émues de certains décrets d’application de la dernière version du code de la presse. Les journalistes risquent ainsi jusqu’à deux ans de prison pour des faits de diffamation ou trois ans pour la publication de « nouvelles fausses » susceptibles de « porter atteinte au moral de la population » ou de « jeter le discrédit sur les institutions publiques ».
Assemblée nationale, la pagaille !
Ces dérives ne sont pas uniquement engendrées par les réseaux sociaux. Tant s’en faut. L’Assemblée nationale, lieu par excellence du débat républicain et démocratique, n’échappe pas à la vogue des abus langagiers. Les scènes qui s’y passent font remonter à la surface, les débats de haute facture opposant les députés libéraux et ceux de la mouvance présidentielle sous la houlette des socialistes, avec l’ancien président Abdou Diouf. Les prises de parole des deux présidents de groupes parlementaires rivaux, en l’occurrence Abdourahim Agne du Parti socialiste (Ps) et Ousmane Ngom, alors militant du Parti démocratique sénégalais (Pds) étaient très attendues.
Cette séquence de l’histoire politique est derrière nous. Aujourd’hui d’autres »faits d’armes » marquent l’institution. Nous avons tous souvenance de la bagarre entre Ousmane Sonko et Amadou Mbéry Sylla. Nous pouvons aussi ajouter les provocations de Aliou Dembourou Sow. Ce dernier avait menacé de sortir ses machettes contre Toussaint Manga.
Cette propension à des écarts de langage a été analysée par le docteur en sciences du langage, Jean Sibadioumeg Diatta. Il confie à Seneweb que cette violence, caractéristique de notre nouvelle société, se retrouve dans ce lieu hautement symbolique. « En communication, la question de l’image est centrale car tout tourne autour d’elle. Malheureusement, cette image du député ternit fortement celle de l’institution et on est en face d’une certaine désacralisation de l’Assemblée nationale », a rappelé l’enseignant-chercheur. « Cette violence finit par banaliser la fonction de député », regrette notre interlocuteur.
Pour lui, « le profilage passe inévitablement par le changement de mode de désignation du député. Il doit être choisi à la base par les électeurs en fonction de critères bien définis et non pas par le leader politique », stipule le communicant, selon qui, le meilleur profil d’un député est celui qui n’est « pas redevable au président de la République, mais aux populations à la base qui l’ont élu ».
L’«ineptie» fatale de Papa Amadou Sarr
Parmi les bourdes qui ont le plus secoué l’espace public sénégalais, ces derniers mois, il y a bien évidemment celle de Papa Amadou Sarr qui, profitant de la fête du 8-Mars, a glissé dangereusement sur un terrain qu’il ne maîtrise sans doute pas. Loin de son domaine de compétences des finances, le désormais ex-Délégué à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (Der) a fustigé certaines « interdictions » aux femmes faites par la religion. Il a dit ne pas comprendre qu’au « XXIe siècle au Sénégal, qu’on puisse sortir encore des inepties telles que : « non, ce n’est pas possible, non, elle ne peut pas serrer la main du marabout, du vieux, et elle ne peut pas être dans la même salle », et pourtant le soir, comme quelqu’un me dit, elle peut bien lui serrer beaucoup plus que la main ». Il a mentionné « d’autres incongruités » tout en se reconnaissant « provocateur » : le fait de ne pouvoir travailler, de ne pas percevoir le même salaire que les hommes à diplômes et expérience équivalents, l’inégalité au moment de la succession, ou encore l’interdiction de fréquenter les lieux de culte pendant les règles alors que « c’est la même femme impropre qui vous fait à manger, qui vous sert à manger et qui partage votre lit le soir ».
Quand Macky « légitime » la culture de l’insulte
Réagissant à l’affaire Cheikh Abdou Mbacké Bara Dolly, le Ministre de la Justice, Me Malick Sall, a rappelé, jeudi dernier, à qui veut l’entendre que les prochaines élections ne doivent, sous aucun prétexte, être l’occasion de se livrer à des dérapages verbaux de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération des citoyens ou à jeter le discrédit sur les institutions.
Loin du Sénégal et à plusieurs milliers de kilomètres de Rebeuss où est incarcéré le député de Touba, le Président Macky Sall s’affiche fièrement avec l’un de ses plus grands insulteurs. Il se nomme Kalifone Fall. Mieux, lui et la Première dame lui ont accordé des interviews dans une ambiance détendue. Un « privilège » que même les journalistes professionnels n’ont pratiquement jamais eu.
Une façon pour lui, selon beaucoup d’observateurs et même des membres de son clan politique, de « légitimer » la culture de l’insulte dans notre pays.
L’ancien Président du groupe parlementaire Benno Bokk Yaakaar (Bby), Moustapha Diakhaté, n’y va pas par quatre chemins. Il a soutenu que « Macky Sall vient d’offenser la République, le peuple sénégalais en recevant un insulteur du Président de la République, des ministres, de l’armée, des forces de défense et de sécurité ». Pour lui, en recevant Kaliphone, le patron de l’Apr a rendu hommage à tous les insulteurs du net. Après ce pied de nez à la retenue, à la décence, il n’y a plus de nécessité à réguler les réseaux.
Donner à la devise nationale son vrai contenu
Quoi qu’il en soit, Dr. Ibrahima Silla, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’Université Gaston Berger (Ugb) de Saint-Louis, soutient que l’injure ne révèle pas seulement un désir de défoulement citoyen, dénué de toute visée politique. « L’art de capter par l’injure tend à se substituer aux beaux discours convenus qui cherchent à conjurer et à porter la réplique à l’injure captivante et valorisée politiquement », a-t-il analysé, soulignant, dans la foulée que « le processus de pacification de la vie politique n’a pas réussi à remplacer la violence physique par le débat démocratique contradictoire respectueux, argumenté et poli ».
Il rappelle que jadis, le tribun insultait sans même en donner l’impression. « Il le faisait avec tout un art subtil et souvent humoristique qui fascinait les amoureux de la langue. Savoir polémiquer sans être insultant requiert un tact réservé aux grands rhéteurs et polémistes qui savent tuer verbalement l’adversaire par de petites phrases assassines, sans être vulgaire ni grossier », explique l’expert en communication politique.
Pour sa part, le sociologue Djiby Diakhaté, est convaincu que si on ne fait pas attention, cette situation deviendra contrôlable. « Je pense que dans une société, on a besoin d’un consensus éthique minimal, des valeurs, des principes autour desquels on s’entend. Et, pour cela, il faut aller vers la constitution d’un projet de société partagé avec les Sénégalais. Ce qui fait qu’au-delà de nos nuances, de nos différences, de la contradiction, il y aura une matrice normative autour de laquelle on s’entend », dit-il, parlant de valeurs sacrées auxquelles on doit s’accrocher les uns les autres.
« La devise du Sénégal dit «Un peuple, un but, une foi». Mais, je crois que cette devise n’est que théorique, nominale. On doit aller dans le sens de lui donner son vrai contenu », ajoute l’universitaire. Et pour mettre fin à ces dérives, il estime qu’il faut lutter contre l’impunité. « Ceux qui s’adonnent à ces actes doivent être punis, quelles que soient leurs appartenances. La deuxième chose, c’est qu’il faut mettre l’accent sur l’éducation au niveau de la famille, l’éducation au niveau de la communauté, au niveau de l’école », plaide Djiby Diakhaté.